La proposition Barbicane avait eu pour rйsultat immйdiat de remettre а l'ordre du jour tous les faits astronomiques relatifs а l'astre des nuits. Chacun se mit а l'йtudier assidыment. Il semblait que la Lune apparыt pour la premiиre fois sur l'horizon et que personne ne l'eыt encore entrevue dans les cieux. Elle devint а la mode; elle fut la lionne du jour sans en paraоtre moins modeste, et prit rang parmi les «йtoiles» sans en montrer plus de fiertй. Les journaux ravivиrent les vieilles anecdotes dans lesquelles ce «Soleil des loups» jouait un rфle; ils rappelиrent les influences que lui prкtait l'ignorance des premiers вges; ils le chantиrent sur tous les tons; un peu plus, ils eussent citй de ses bons mots; l'Amйrique entiиre fut prise de sйlйnomanie.
De leur cфtй, les revues scientifiques traitиrent plus spйcialement les questions qui touchaient а l'entreprise du Gun-Club; la lettre de l'Observatoire de Cambridge fut publiйe par elles, commentйe et approuvйe sans rйserve.
Bref, il ne fut plus permis, mкme au moins lettrй des Yankees, d'ignorer un seul des faits relatifs а son satellite, ni а la plus bornйe des vieilles mistress d'admettre encore de superstitieuses erreurs а son endroit. La science leur arrivait sous toutes les formes; elle les pйnйtrait par les yeux et les oreilles; impossible d'кtre un вne...en astronomie.
Jusqu'alors, bien des gens ignoraient comment on avait pu calculer la distance qui sйpare la Lune de la Terre. On profita de la circonstance pour leur apprendre que cette distance s'obtenait par la mesure de la parallaxe de la Lune. Si le mot parallaxe semblait les йtonner, on leur disait que c'йtait l'angle formй par deux lignes droites menйes de chaque extrйmitй du rayon terrestre jusqu'а la Lune. Doutaient-ils de la perfection de cette mйthode, on leur prouvait immйdiatement que, non seulement cette distance moyenne йtait bien de deux cent trente-quatre mille trois cent quarante-sept milles ( — 94,330 lieues), mais encore que les astronomes ne se trompaient pas de soixante-dix milles ( — 30 lieues).
A ceux qui n'йtaient pas familiarisйs avec les mouvements de la Lune, les journaux dйmontraient quotidiennement qu'elle possиde deux mouvements distincts, le premier dit de rotation sur un axe, le second dit de rйvolution autour de la Terre, s'accomplissant tous les deux dans un temps йgal, soit vingt-sept jours et un tiers*.
Le mouvement de rotation est celui qui crйe le jour et la nuit а la surface de la Lune; seulement il n'y a qu'un jour, il n'y a qu'une nuit par mois lunaire, et ils durent chacun trois cent cinquante-quatre heures et un tiers. Mais, heureusement pour elle, la face tournйe vers le globe terrestre est йclairйe par lui avec une intensitй йgale а la lumiиre de quatorze Lunes. Quant а l'autre face, toujours invisible, elle a naturellement trois cent cinquante-quatre heures d'une nuit absolue, tempйrйe seulement par cette «pвle clartй qui tombe des йtoiles». Ce phйnomиne est uniquement dы а cette particularitй que les mouvements de rotation et de rйvolution s'accomplissent dans un temps rigoureusement йgal, phйnomиne commun, suivant Cassini et Herschell, aux satellites de Jupiter, et trиs probablement а tous les autres satellites.
Quelques esprits bien disposйs, mais un peu rйtifs, ne comprenaient pas tout d'abord que, si la Lune montrait invariablement la mкme face а la Terre pendant sa rйvolution, c'est que, dans le mкme laps de temps, elle faisait un tour sur elle-mкme. A ceux-lа on disait: «Allez dans votre salle а manger, et tournez autour de la table de maniиre а toujours en regarder le centre; quand votre promenade circulaire sera achevйe, vous aurez fait un tour sur vous-mкme, puisque votre oeil aura parcouru successivement tous les points de la salle. Eh bien! la salle, c'est le Ciel, la table, c'est la Terre, et la Lune, c'est vous!» Et ils s'en allaient enchantйs de la comparaison.
Ainsi donc, la Lune montre sans cesse la mкme face а la Terre; cependant, pour кtre exact, il faut ajouter que, par suite d'un certain balancement du nord au sud et de l'ouest а l'est appelй «libration», elle laisse apercevoir un peu plus de la moitiй de son disque, soit les cinquante-sept centiиmes environ.
Lorsque les ignorants en savaient autant que le directeur de l'Observatoire de Cambridge sur le mouvement de rotation de la Lune, ils s'inquiйtaient beaucoup de son mouvement de rйvolution autour de la Terre, et vingt revues scientifiques avaient vite fait de les instruire. Ils apprenaient alors que le firmament, avec son infinitй d'йtoiles, peut кtre considйrй comme un vaste cadran sur lequel la Lune se promиne en indiquant l'heure vraie а tous les habitants de la Terre; que c'est dans ce mouvement que l'astre des nuits prйsente ses diffйrentes phases; que la Lune est pleine, quand elle est en opposition avec le Soleil, c'est-а-dire lorsque les trois astres sont sur la mкme ligne, la Terre йtant au milieu; que la Lune est nouvelle quand elle est en conjonction avec le Soleil, c'est-а-dire lorsqu'elle se trouve entre la Terre et lui; enfin que la Lune est dans son premier ou dans son dernier quartier, quand elle fait avec le Soleil et la Terre un angle droit dont elle occupe le sommet.
Quelques Yankees perspicaces en dйduisaient alors cette consйquence, que les йclipses ne pouvaient se produire qu'aux йpoques de conjonction ou d'opposition, et ils raisonnaient bien. En conjonction, la Lune peut йclipser le Soleil, tandis qu'en opposition, c'est la Terre qui peut l'йclipser а son tour, et si ces йclipses n'arrivent pas deux fois par lunaison, c'est parce que le plan suivant lequel se meut la Lune est inclinй sur l'йcliptique, autrement dit, sur le plan suivant lequel se meut la Terre.
Quant а la hauteur que l'astre des nuits peut atteindre au-dessus de l'horizon, la lettre de l'Observatoire de Cambridge avait tout dit а cet йgard. Chacun savait que cette hauteur varie suivant la latitude du lieu oщ on l'observe. Mais les seules zones du globe pour lesquelles la Lune passe au zйnith, c'est-а-dire vient se placer directement au-dessus de la tкte de ses contemplateurs, sont nйcessairement comprises entre les vingt-huitiиmes parallиles et l'йquateur. De lа cette recommandation importante de tenter l'expйrience sur un point quelconque de cette partie du globe, afin que le projectile pыt кtre lancй perpendiculairement et йchapper ainsi plus vite а l'action de la pesanteur. C'йtait une condition essentielle pour le succиs de l'entreprise, et elle ne laissait pas de prйoccuper vivement l'opinion publique.
Quant а la ligne suivie par la Lune dans sa rйvolution autour de la Terre, l'Observatoire de Cambridge avait suffisamment appris, mкme aux ignorants de tous les pays, que cette ligne est une courbe rentrante, non pas un cercle, mais bien une ellipse, dont la Terre occupe un des foyers. Ces orbites elliptiques sont communes а toutes les planиtes aussi bien qu'а tous les satellites, et la mйcanique rationnelle prouve rigoureusement qu'il ne pouvait en кtre autrement. Il йtait bien entendu que la Lune dans son apogйe se trouvait plus йloignйe de la Terre, et plus rapprochйe dans son pйrigйe.
Voilа donc ce que tout Amйricain savait bon grй mal grй, ce que personne ne pouvait dйcemment ignorer. Mais si ces vrais principes se vulgarisиrent rapidement, beaucoup d'erreurs, certaines craintes illusoires, furent moins faciles а dйraciner.
Ainsi, quelques braves gens, par exemple, soutenaient que la Lune йtait une ancienne comиte, laquelle, en parcourant son orbite allongйe autour du Soleil, vint а passer prиs de la Terre et se trouva retenue dans son cercle d'attraction. Ces astronomes de salon prйtendaient expliquer ainsi l'aspect brыlй de la Lune, malheur irrйparable dont ils se prenaient а l'astre radieux. Seulement, quand on leur faisait observer que les comиtes ont une atmosphиre et que la Lune n'en a que peu ou pas, ils restaient fort empкchйs de rйpondre.
D'autres, appartenant а la race des trembleurs, manifestaient certaines craintes а l'endroit de la Lune; ils avaient entendu dire que, depuis les observations faites au temps des Califes, son mouvement de rйvolution s'accйlйrait dans une certaine proportion; ils en dйduisaient de lа, fort logiquement d'ailleurs, qu'а une accйlйration de mouvement devait correspondre une diminution dans la distance des deux astres, et que, ce double effet se prolongeant а l'infini, la Lune finirait un jour par tomber sur la Terre. Cependant, ils durent se rassurer et cesser de craindre pour les gйnйrations futures, quand on leur apprit que, suivant les calculs de Laplace, un illustre mathйmaticien franзais, cette accйlйration de mouvement se renferme dans des limites fort restreintes, et qu'une diminution proportionnelle ne tardera pas а lui succйder. Ainsi donc, l'йquilibre du monde solaire ne pouvait кtre dйrangй dans les siиcles а venir.
Restait en dernier lieu la classe superstitieuse des ignorants; ceux-lа ne se contentent pas d'ignorer, ils savent ce qui n'est pas, et а propos de la Lune ils en savaient long. Les uns regardaient son disque comme un miroir poli au moyen duquel on pouvait se voir des divers points de la Terre et se communiquer ses pensйes. Les autres prйtendaient que sur mille nouvelles Lunes observйes, neuf cent cinquante avaient amenй des changements notables, tels que cataclysmes, rйvolutions, tremblements de terre, dйluges, etc.; ils croyaient donc а l'influence mystйrieuse de l'astre des nuits sur les destinйes humaines; ils le regardaient comme le «vйritable contre poids» de l'existence; ils pensaient que chaque Sйlйnite йtait rattachй а chaque habitant de la Terre par un lien sympathique; avec le docteur Mead, ils soutenaient que le systиme vital lui est entiиrement soumis, prйtendant, sans en dйmordre, que les garзons naissent surtout pendant la nouvelle Lune, et les filles pendant le dernier quartier, etc., etc. Mais enfin il fallut renoncer а ces vulgaires erreurs, revenir а la seule vйritй, et si la Lune, dйpouillйe de son influence, perdit dans l'esprit de certains courtisans de tous les pouvoirs, si quelques dos lui furent tournйs, l'immense majoritй se prononзa pour elle. Quant aux Yankees, ils n'eurent plus d'autre ambition que de prendre possession de ce nouveau continent des airs et d'arborer а son plus haut sommet le pavillon йtoilй des Йtats-Unis d'Amйrique.