Barbicane avait йvidemment trouvй la seule raison plausible de cette dйviation. Si petite qu'elle eыt йtй, elle avait suffi а modifier la trajectoire du projectile. C'йtait une fatalitй. L'audacieuse tentative avortait par une circonstance toute fortuite et, а moins d'йvйnements exceptionnels, on ne pouvait plus atteindre le disque lunaire. En passerait-on assez prиs pour rйsoudre certaines questions de physique ou de gйologie insolubles jusqu'alors? C'йtait la question, la seule qui prйoccupбt maintenant les hardis voyageurs. Quant au sort que leur rйservait l'avenir, ils n'y voulaient mкme pas songer. Cependant, que deviendraient-ils au milieu de ces solitudes infinies, eux а qui l'air devait bientфt manquer? Quelques jours encore, et ils tomberaient asphyxiйs dans ce boulet errant а l'aventure. Mais quelques jours, c'йtaient des siиcles pour ces intrйpides, et ils consacrиrent tous leurs instants а observer cette Lune qu'ils n'espйraient plus atteindre.
La distance qui sйparait alors le projectile du satellite fut estimйe а deux cents lieues environ. Dans ces conditions, au point de vue de la visibilitй des dйtails du disque, les voyageurs se trouvaient plus йloignйs de la Lune que ne le sont les habitants de la Terre, armйs de leurs puissants tйlescopes.
On sait, en effet, que l'instrument montй par John Ross а Parson-town, dont le grossissement est de six mille cinq cents fois, ramиne la Lune а seize lieues ; de plus avec le puissant engin йtabli а Long's Peak, l'astre des nuits, grossi quarante-huit mille fois, йtait rapprochй а moins de deux lieues, et les objets ayant dix mиtres de diamиtre s'y montraient suffisamment distincts.
Ainsi donc, а cette distance, les dйtails topographiques de la Lune, observйs sans lunette, n'йtaient pas sensiblement dйterminйs. L'oeil saisissait le vaste contour de ces immenses dйpressions improprement appelйes «mers», mais il ne pouvait en reconnaоtre la nature. La saillie des montagnes disparaissait dans la splendide irradiation que produisait la rйflexion des rayons solaires. Le regard, йbloui comme s'il se fыt penchй sur un bain d'argent en fusion, se dйtournait involontairement.
Cependant la forme oblongue de l'astre se dйgageait dйjа. Il apparaissait comme un oeuf gigantesque dont le petit bout йtait tournй vers la Terre. En effet, la Lune, liquide ou mallйable aux premiers jours de sa formation, figurait alors une sphиre parfaite ; mais, bientфt entraоnйe dans le centre d'attraction de la Terre, elle s'allongea sous l'influence de la pesanteur. A devenir satellite, elle perdit la puretй native de ses formes ; son centre de gravitй se reporta en avant du centre de figure, et, de cette disposition, quelques savants tirиrent la consйquence que l'air et l'eau avaient pu se rйfugier sur cette surface opposйe de la Lune qu'on ne voit jamais de la Terre.
Cette altйration des formes primitives du satellite ne fut sensible que pendant quelques instants. La distance du projectile а la Lune diminuait trиs rapidement sous sa vitesse considйrablement infйrieure а la vitesse initiale, mais huit а neuf fois supйrieure а celles dont sont animйs les express de chemins de fer. La direction oblique du boulet, en raison mкme de son obliquitй, laissait а Michel Ardan quelque espoir de heurter un point quelconque du disque lunaire. Il ne pouvait croire qu'il n'y arriverait pas. Non! il ne pouvait le croire, et il le rйpйtait souvent. Mais Barbicane, meilleur juge, ne cessait de lui rйpondre avec une impitoyable logique:
«Non, Michel, non. Nous ne pouvons atteindre la Lune que par une chute, et nous ne tombons pas. La force centripиte nous maintient sous l'influence lunaire, mais la force centrifuge nous йloigne irrйsistiblement.»
Cela fut dit d'un ton qui enleva а Michel Ardan ses derniиres espйrances.
La portion de la Lune dont le projectile se rapprochait йtait l'hйmisphиre nord, celui que les cartes sйlйnographiques placent en bas, car ces cartes sont gйnйralement dressйes d'aprиs l'image fournie par les lunettes, et l'on sait que les lunettes renversent les objets. Telle йtait la Mappa selenographica de Beer et Moedler que consultait Barbicane. Cet hйmisphиre septentrional prйsentait de vastes plaines, accidentйes de montagnes isolйes.
A minuit, la Lune йtait pleine. A ce moment prйcis, les voyageurs auraient dы y prendre pied, si le malencontreux bolide n'eыt pas dйviй leur direction. L'astre arrivait donc dans les conditions rigoureusement dйterminйes par l'Observatoire de Cambridge. Il se trouvait mathйmatiquement а son pйrigйe et au zйnith du vingt-huitiиme parallиle. Un observateur placй au fond de l'йnorme Columbiad braquйe perpendiculairement а l'horizon, eыt encadrй la Lune dans la bouche du canon. Une ligne droite figurant l'axe de la piиce, aurait traversй en son centre l'astre de la nuit.
Inutile de dire que pendant cette nuit du 5 au 6 dйcembre, les voyageurs ne prirent pas un instant de repos. Auraient-ils pu fermer les yeux, si prиs de ce monde nouveau? Non. Tous leurs sentiments se concentraient dans une pensйe unique: Voir! Reprйsentants de la Terre, de l'humanitй passйe et prйsente qu'ils rйsumaient en eux, c'est par leurs yeux que la race humaine regardait ces rйgions lunaires et pйnйtrait les secrets de son satellite! Une certaine йmotion les tenait au coeur et ils allaient silencieusement d'une vitre а l'autre.
Leurs observations, reproduites par Barbicane, furent rigoureusement dйterminйes. Pour les faire, ils avaient des lunettes. Pour les contrфler, ils avaient des cartes.
Le premier observateur de la Lune fut Galilйe. Son insuffisante lunette grossissait trente fois seulement. Nйanmoins, dans ces taches qui parsemaient le disque lunaire, «comme les yeux parsиment la queue d'un paon», le premier, il reconnut des montagnes et mesura quelques hauteurs auxquelles il attribua exagйrйment une йlйvation йgale au vingtiиme du diamиtre du disque, soit huit mille huit cents mиtres. Galilйe ne dressa aucune carte de ses observations.
Quelques annйes plus tard, un astronome de Dantzig, Hйvйlius — par des procйdйs qui n'йtaient exacts que deux fois par mois, lors des premiиre et seconde quadratures — rйduisit les hauteurs de Galilйe а un vingt-sixiиme seulement du diamиtre lunaire. Exagйration inverse. Mais c'est а ce savant que l'on doit la premiиre carte de la Lune. Les taches claires et arrondies y forment des montagnes circulaires, et les taches sombres indiquent de vastes mers qui ne sont en rйalitй que des plaines. A ces monts et а ces йtendues d'eau, il donna des dйnominations terrestres. On y voit figurer le Sinaп au milieu d'une Arabie, l'Etna au centre d'une Sicile, les Alpes, les Apennins, les Karpathes, puis la Mйditerranйe, le Palus-Mйotide, le Pont-Euxin, la mer Caspienne. Noms mal appliquйs, d'ailleurs, car ni ces montagnes ni ces mers ne rappellent la configuration de leurs homonymes du globe. C'est а peine si dans cette large tache blanche, rattachйe au sud а de plus vastes continents et terminйe en pointe, on reconnaоtrait l'image renversйe de la pйninsule indienne, du golfe du Bengale et de la Cochinchine. Aussi ces noms ne furent-ils pas conservйs. Un autre cartographe, connaissant mieux le coeur humain, proposa une nouvelle nomenclature que la vanitй humaine s'empressa d'adopter.
Cet observateur fut le pиre Riccioli, contemporain d'Hйvйlius. Il dressa une carte grossiиre et grosse d'erreurs. Mais aux montagnes lunaires, il imposa le nom des grands hommes de l'Antiquitй et des savants de son йpoque, usage fort suivi depuis lors.
Une troisiиme carte de la Lune fut exйcutйe au XVIIe siиcle par Dominique Cassini ; supйrieure а celle de Riccioli par l'exйcution, elle est inexacte sous le rapport des mesures. Plusieurs rйductions en furent publiйes, mais son cuivre, longtemps conservй а l'Imprimerie royale, a йtй vendu au poids comme matiиre encombrante.
La Hire, cйlиbre mathйmaticien et dessinateur, dressa une carte de la Lune, haute de quatre mиtres, qui ne fut jamais gravйe.
Aprиs lui, un astronome allemand, Tobie Mayer, vers le milieu du XVIIIe siиcle, commenзa la publication d'une magnifique carte sйlйnographique, d'aprиs les mesures lunaires rigoureusement vйrifiйes par lui ; mais sa mort, arrivйe en 1762, l'empкcha de terminer ce beau travail.
Viennent ensuite Schroeter, de Lilienthal, qui esquissa de nombreuses cartes de la Lune, puis un certain Lorhmann, de Dresde, auquel on doit une planche divisйe en vingt-cinq sections, dont quatre ont йtй gravйes.
Ce fut en 1830 que MM. Beer et Moedler composиrent leur cйlиbre Mappa selenographica, suivant une projection orthographique. Cette carte reproduit exactement le disque lunaire, tel qu'il apparaоt ; seulement les configurations de montagnes et de plaines ne sont justes que sur sa partie centrale ; partout ailleurs, dans les parties septentrionales ou mйridionales, orientales ou occidentales, ces configurations, donnйes en raccourci, ne peuvent se comparer а celles du centre. Cette carte topographique, haute de quatre-vingt-quinze centimиtres et divisйe en quatre parties, est le chef-d'oeuvre de la cartographie lunaire.
Aprиs ces savants, on cite les reliefs sйlйnographiques de l'astronome allemand Julius Schmidt, les travaux topographiques du pиre Secchi, les magnifiques йpreuves de l'amateur anglais Waren de la Rue, et enfin une carte sur projection orthographique de MM. Lecouturier et Chapuis, beau modиle dressй en 1860, d'un dessin trиs net et d'une trиs claire disposition.
Telle est la nomenclature des diverses cartes relatives au monde lunaire. Barbicane en possйdait deux, celle de MM. Beer et Moedler, et celle de MM. Chapuis et Lecouturier. Elles devaient-lui rendre plus facile son travail d'observateur.
Quant aux instruments d'optique mis а sa disposition, c'йtaient d'excellentes lunettes marines, spйcialement йtablies pour ce voyage. Elles grossissaient cent fois les objets. Elles auraient donc rapprochй la Lune de la Terre а une distance infйrieure а mille lieues. Mais alors, а une distance qui vers trois heures du matin ne dйpassait pas cent vingt kilomиtres, et dans un milieu qu'aucune atmosphиre ne troublait, ces instruments devaient ramener le niveau lunaire а moins de quinze cents mиtres