A six heures du soir, le projectile passait au pфle sud, а moins de soixante kilomиtres. Distance йgale а celle dont il s'йtait approchй du pфle nord. La courbe elliptique se dessinait donc rigoureusement.
En ce moment, les voyageurs rentraient dans ce bienfaisant effluve des rayons solaires. Ils revoyaient ces йtoiles qui se mouvaient avec lenteur de l'orient а l'occident. L'astre radieux fut saluй d'un triple hurrah. Avec sa lumiиre, il envoyait sa chaleur qui transpira bientфt а travers les parois de mйtal. Les vitres reprirent leur transparence accoutumйe. Leur couche de glace se fondit comme par enchantement. Aussitфt, par mesure d'йconomie, le gaz fut йteint. Seul, l'appareil а air dut en consommer sa quantitй habituelle.
«Ah! fit Nicholl, c'est bon, ces rayons de chaleur! Avec quelle impatience, aprиs une nuit si longue, les Sйlйnites doivent-ils attendre la rйapparition de l'astre du jour!
— Oui, rйpondit Michel Ardan, humant pour ainsi dire cet йther йclatant, lumiиre et chaleur, toute la vie est lа!»
En ce moment, le culot du projectile tendait а s'йcarter lйgиrement de la surface lunaire, de maniиre а suivre un orbe elliptique assez allongй. De ce point, si la Terre eыt йtй pleine, Barbicane et ses compagnons auraient pu la revoir. Mais, noyйe dans l'irradiation du Soleil, elle demeurait absolument invisible. Un autre spectacle devait attirer leurs regards, celui que prйsentait cette rйgion australe de la Lune, ramenйe par les lunettes а un demi-quart de lieue. Ils ne quittaient plus les hublots et notaient tous les dйtails de ce continent bizarre.
Les monts Doerfel et Leibnitz forment deux groupes sйparйs qui se dйveloppent а peu prиs au pфle sud. Le premier groupe s'йtend depuis le pфle jusqu'au quatre-vingt-quatriиme parallиle, sur la partie orientale de l'astre ; le second, dessinй sur le bord oriental, va du soixante-cinquiиme degrй de latitude au pфle.
Sur leur arкte capricieusement contournйe apparaissaient des nappes йblouissantes, telles que les a signalйes le pиre Secchi. Avec plus de certitude que l'illustre astronome romain, Barbicane put reconnaоtre leur nature.
«Ce sont des neiges! s'йcria-t-il.
— Des neiges? rйpйta Nicholl.
— Oui, Nicholl, des neiges dont la surface est glacйe profondйment. Voyez comme elle rйflйchit les rayons lumineux. Des laves refroidies ne donneraient pas une rйflexion aussi intense. Il y a donc de l'eau, il y a donc de l'air sur la Lune. Si peu que l'on voudra, mais le fait ne peut plus кtre contestй!»
Non, il ne pouvait l'кtre! Et si jamais Barbicane revoit la Terre, ses notes tйmoigneront de ce fait considйrable dans les observations sйlйnographiques.
Ces monts Doerfel et Leibnitz s'йlevaient au milieu de plaines d'une йtendue mйdiocre que bornait une succession indйfinie de cirques et de remparts annulaires. Ces deux chaоnes sont les seules qui se rencontrent dans la rйgion des cirques. Peu accidentйes relativement, elles projettent за et lа quelques pics aigus dont la plus haute cime mesure sept mille six cent trois mиtres.
Mais le projectile dominait tout cet ensemble et le relief disparaissait dans cet intense йblouissement du disque. Aux yeux des voyageurs reparaissait cet aspect archaпque des paysages lunaires, crus de tons, sans dйgradation de couleurs, sans nuances d'ombres, brutalement blancs et noirs, puisque la lumiиre diffuse leur manque. Cependant la vue de ce monde dйsolй ne laissait pas de les captiver par son йtrangetй mкme. Ils se promenaient au-dessus de cette chaotique rйgion, comme s'ils eussent йtй entraоnйs au souffle d'un ouragan, voyant les sommets dйfiler sous leurs pieds, fouillant les cavitйs du regard, dйvalant les rainures, gravissant les remparts, sondant ces trous mystйrieux, nivelant toutes ces cassures. Mais nulle trace de vйgйtation, nulle apparence de citйs ; rien que des stratifications, des coulйes de laves, des йpanchements polis comme des miroirs immenses qui reflйtaient les rayons solaires avec un insoutenable йclat. Rien d'un monde vivant, tout d'un monde mort, oщ les avalanches, roulant du sommet des montagnes, s'abоmaient sans bruit au fond des abоmes. Elles avaient le mouvement, mais le fracas leur manquait encore.
Barbicane constata par des observations rйitйrйes que les reliefs des bords du disque, bien qu'ils eussent йtй soumis а des forces diffйrentes de celles de la rйgion centrale, prйsentaient une conformation uniforme. Mкme agrйgation circulaire, mкmes ressauts du sol. Cependant on pouvait penser que leurs dispositions ne devaient pas кtre analogues. Au centre, en effet, la croыte encore mallйable de la Lune a йtй soumise а la double attraction de la Lune et de la Terre, agissant en sens inverse suivant un rayon prolongй de l'une а l'autre. Au contraire, sur les bords du disque, l'attraction lunaire a йtй pour ainsi dire perpendiculaire а l'attraction terrestre. Il semble que les reliefs du sol produits dans ces deux conditions auraient dы prendre une forme diffйrente. Or, cela n'йtait pas. Donc, la Lune avait trouvй en elle seule le principe de sa formation et de sa constitution. Elle ne devait rien aux forces йtrangиres. Ce qui justifiait cette remarquable proposition d'Arago: «Aucune action extйrieure а la Lune n'a contribuй а la production de son relief.»
Quoi qu'il en soit et dans son йtat actuel, ce monde, c'йtait l'image de la mort, sans qu'il fыt possible de dire que la vie l'eыt jamais animй.
Michel Ardan crut pourtant reconnaоtre une agglomйration de ruines qu'il signala а l'attention de Barbicane. C'йtait а peu prиs sur le quatre-vingtiиme parallиle et par trente degrйs de longitude. Cet amoncellement de pierres, assez rйguliиrement disposйes, figurait une vaste forteresse, dominant une de ces longues rainures qui jadis servaient de lit aux fleuves des temps antйhistoriques. Non loin s'йlevait, а une hauteur de cinq mille six cent quarante-six mиtres, la montagne annulaire de Short, йgale au Caucase asiatique. Michel Ardan, avec son ardeur accoutumйe, soutenait «l'йvidence» de sa forteresse. Au-dessous, il apercevait les remparts dйmantelйs d'une ville ; ici, la voussure encore intacte d'un portique ; lа, deux ou trois colonnes couchйes sous leur soubassement ; plus loin, une succession de cintres qui avaient dы supporter les conduits d'un aqueduc ; ailleurs, les piliers effondrйs d'un gigantesque pont, engagй dans l'йpaisseur de la rainure. Il distinguait tout cela, mais avec tant d'imagination dans le regard, а travers une si fantaisiste lunette, qu'il faut se dйfier de son observation. Et cependant, qui pourrait affirmer, qui oserait dire que l'aimable garзon n'a pas rйellement vu ce que ses deux compagnons ne voulaient pas voir?
Les moments йtaient trop prйcieux pour les sacrifier а une discussion oiseuse. La citй sйlйnite, prйtendue ou non, avait dйjа disparu dans l'йloignement. La distance du projectile au disque lunaire tendait а s'accroоtre, et les dйtails du sol commenзaient а se perdre dans un mйlange confus. Seuls les reliefs, les cratиres, les plaines, rйsistaient et dйcoupaient nettement leurs lignes terminales.
En ce moment se dessinait vers la gauche l'un des plus beaux cirques de l'orographie lunaire, l'une des curiositйs de ce continent. C'йtait Newton que Barbicane reconnut sans peine, en se reportant а la Mappa Selenographica.
Newton est exactement situй par 77° de latitude sud et 16° de longitude est. Il forme un cratиre annulaire, dont les remparts, йlevйs de sept mille deux cent soixante-quatre mиtres, semblaient кtre infranchissables.
Barbicane fit observer а ses compagnons que la hauteur de cette montagne au-dessus de la plaine environnante йtait loin d'йgaler la profondeur de son cratиre. Cet йnorme trou йchappait а toute mesure, et formait un sombre abоme dont les rayons solaires ne peuvent jamais atteindre le fond. Lа, suivant la remarque de Humboldt, rиgne l'obscuritй absolue que la lumiиre du soleil et de la Terre ne peuvent rompre. Les mythologistes en eussent fait, avec raison, la bouche de leur enfer.
«Newton, dit Barbicane, est le type le plus parfait de ces montagnes annulaires dont la Terre ne possиde aucun йchantillon. Elles prouvent que la formation de la Lune, par voie de refroidissement, est due а des causes violentes, car, pendant que, sous la poussйe des feux intйrieurs, les reliefs se projetaient а des hauteurs considйrables, le fond se retirait et s'abaissait beaucoup au-dessous du niveau lunaire.
— Je ne dis pas non», rйpondit Michel Ardan.
Quelques minutes aprиs avoir dйpassй Newton, le projectile dominait directement la montagne annulaire de Moret. Il longea d'assez loin les sommets de Blancanus, et, vers sept heures et demie du soir, il atteignait le cirque de Clavius.
Ce cirque, l'un des plus remarquables du disque, est situй par 58° de latitude sud, et 15° de longitude est. Sa hauteur est estimйe а sept mille quatre-vingt-onze mиtres. Les voyageurs, distants de quatre cents kilomиtres, rйduits а quatre par les lunettes, purent admirer l'ensemble de ce vaste cratиre.
«Les volcans terrestres, dit Barbicane, ne sont que des taupiniиres, comparйs aux volcans de la Lune. En mesurant les anciens cratиres formйs par les premiиres йruptions du Vйsuve et de l'Etna, on leur trouve а peine six mille mиtres de largeur. En France, le cirque du Cantal compte dix kilomиtres ; а Ceyland, le cirque de l'оle, soixante-dix kilomиtres, et il est considйrй comme le plus vaste du globe. Que sont ces diamиtres auprиs de celui de Clavius que nous dominons en ce moment?
— Quelle est donc sa largeur? demanda Nicholl.
— Elle est de deux cent vingt-sept kilomиtres, rйpondit Barbicane. Ce cirque, il est vrai, est le plus important de la Lune ; mais bien d'autres mesurent deux cents, cent cinquante, cent kilomиtres!
— Ah! mes amis, s'йcria Michel, vous figurez-vous ce que devait кtre ce paisible astre de la nuit, quand ces cratиres, s'emplissant de tonnerres, vomissaient tous а la fois des torrents de laves, des grкles de pierres, des nuages de fumйe et des nappes de flammes! Quel spectacle prodigieux alors, et maintenant quelle dйchйance! Cette Lune n'est plus que la maigre carcasse d'un feu d'artifice dont les pйtards, les fusйes, les serpenteaux, les soleils, aprиs un йclat superbe, n'ont laissй que de tristes dйchiquetures de carton. Qui pourrait dire la cause, la raison, la justification de ces cataclysmes?»
Barbicane n'йcoutait pas Michel Ardan. Il contemplait ces remparts de Clavius formйs de larges montagnes sur plusieurs lieues d'йpaisseur. Au fond de l'immense cavitй se creusait une centaine de petits cratиres йteints qui trouaient le sol comme une йcumoire, et que dominait un pic de cinq mille mиtres.
Autour, la plaine avait un aspect dйsolй. Rien d'aride comme ces reliefs, rien de triste comme ces ruines de montagnes, et, si l'on peut s'exprimer ainsi, comme ces morceaux de pics et de monts qui jonchaient le sol! Le satellite semblait avoir йclatй en cet endroit.
Le projectile s'avanзait toujours, et ce chaos ne se modifiait pas. Les cirques, les cratиres, les montagnes йboulйes, se succйdaient incessamment. Plus de plaines, plus de mers. Une Suisse, une Norvиge interminables. Enfin, au centre de cette rйgion crevassйe, а son point culminant, la plus splendide montagne du disque lunaire, l'йblouissant Tycho, auquel la postйritй conservera toujours le nom de l'illustre astronome du Danemark.
En observant la Pleine-Lune, dans un ciel sans nuages, il n'est personne qui n'ait remarquй ce point brillant de l'hйmisphиre sud. Michel Ardan, pour le qualifier, employa toutes les mйtaphores que put lui fournir son imagination. Pour lui, ce Tycho, c'йtait un ardent foyer de lumiиre, un centre d'irradiation, un cratиre vomissant des rayons! C'йtait le moyeu d'une roue йtincelante, une astйrie qui enserrait le disque de ses tentacules d'argent, un oeil immense rempli de flammes, un nimbe taillй pour la tкte de Pluton! C'йtait comme une йtoile lancйe par la main du Crйateur, qui se serait йcrasйe contre la face lunaire!
Tycho forme une telle concentration lumineuse, que les habitants de la Terre peuvent l'apercevoir sans lunette, quoiqu'ils en soient а une distance de cent mille lieues. Que l'on imagine alors quelle devait кtre son intensitй aux yeux d'observateurs placйs а cent cinquante lieues seulement! A travers ce pur йther, son йtincellement йtait tellement insoutenable, que Barbicane et ses amis durent noircir l'oculaire de leurs lorgnettes а la fumйe du gaz, afin de pouvoir en supporter l'йclat. Puis, muets, йmettant а peine quelques interjections admiratives, ils regardиrent, ils contemplиrent. Tous leurs sentiments, toutes leurs impressions se concentrиrent dans leur regard, comme la vie, qui, sous une йmotion violente, se concentre tout entiиre au coeur.
Tycho appartient au systиme des montagnes rayonnantes, comme Aristarque et Copernic. Mais de toutes la plus complиte, la plus accentuйe, elle tйmoigne irrйcusablement de cette effroyable action volcanique а laquelle est due la formation de la Lune.
Tycho est situй par 43° de latitude mйridionale, et par 12° de longitude est. Son centre est occupй par un cratиre large de quatre-vingt-sept kilomиtres. Il affecte une forme un peu elliptique, et se renferme dans une enceinte de remparts annulaires, qui, а l'est et а l'ouest, dominent la plaine extйrieure d'une hauteur de cinq mille mиtres. C'est une agrйgation de monts Blancs, disposйs autour d'un centre commun, et couronnйs d'une chevelure rayonnante.
Ce qu'est cette montagne incomparable, l'ensemble des reliefs qui convergent vers elle, les extumescences intйrieures de son cratиre, jamais la photographie elle-mкme n'a pu les rendre. En effet, c'est en Pleine-Lune que Tycho se montre dans toute sa splendeur. Or, les ombres manquent alors, les raccourcis de la perspective ont disparu, et lйs йpreuves viennent blanches. Circonstance fбcheuse, car cette йtrange rйgion eыt йtй curieuse а reproduire avec l'exactitude photographique. Ce n'est qu'une agglomйration de trous, de cratиres, de cirques, un croisement vertigineux de crкtes ; puis, а perte de vue, tout un rйseau volcanique jetй sur ce sol pustuleux. On comprend alors que ces bouillonnements de l'йruption centrale aient gardй leur forme premiиre. Cristallisйs par le refroidissement, ils ont stйrйotypй cet aspect que prйsenta jadis la Lune sous l'influence des forces plutoniennes.
La distance qui sйparait les voyageurs des cimes annulaires de Tycho n'йtait pas tellement considйrable qu'ils ne pussent en relever les principaux dйtails. Sur le remblai mкme qui forme la circonvallation de Tycho, les montagnes, s'accrochant sur les flancs des talus intйrieurs et extйrieurs, s'йtageaient comme de gigantesques terrasses. Elles paraissaient plus йlevйes de trois а quatre cents pieds а l'ouest qu'а l'est. Aucun systиme de castramйtation terrestre n'йtait comparable а cette fortification naturelle. Une ville, bбtie au fond de la cavitй circulaire, eыt йtй absolument inaccessible.
Inaccessible et merveilleusement йtendue sur ce sol accidentй de ressauts pittoresques! La nature, en effet, n'avait pas laissй plat et vide le fond de ce cratиre. Il possйdait son orographie spйciale, un systиme montagneux qui en faisait comme un monde а part. Les voyageurs distinguиrent nettement des cфnes, des collines centrales, de remarquables mouvements de terrain, naturellement disposйs pour recevoir les chefs-d'oeuvre de l'architecture sйlйnite. Lа se dessinait la place d'un temple, ici l'emplacement d'un forum, en cet endroit, les soubassements d'un palais, en cet autre, le plateau d'une citadelle. Le tout dominй par une montagne centrale de quinze cents pieds. Vaste circuit, oщ la Rome antique eыt tenu dix fois tout entiиre!
«Ah! s'йcria Michel Ardan, enthousiasmй а cette vue, quelle ville grandiose on construirait dans cet anneau de montagnes! Citй tranquille, refuge paisible, placй en dehors de toutes les misиres humaines! Comme ils vivraient lа, calmes et isolйs, tous ces misanthropes, tous ces haпsseurs de l'humanitй, tous ceux qui ont le dйgoыt de la vie sociale!
— Tous! Ce serait trop petit pour eux!» rйpondit simplement Barbicane.